11

Il eut beau jeûner, s'abstenir de boire, dissoudre son foie dans des comprimés effervescents, toucher ses tempes, masser ses paupières, fermer les volets et basculer sa lampe, les effets de cette cuite mémorable ne se dissipèrent pas.

Se vêtir, manger, boire, dormir, parler, se taire, réfléchir, tout. Tout pesait.

Un gros mot lui traversait l'esprit quelquefois. Trois syllabes.Trois syllabes le prenaient en tenaille et le... Non. Tais-toi. Sois plus malin. Maigris encore et faufile-toi hors de cette merde. Pas toi. Tu n'as pas le temps de toute façon. Avance.

Marche et crève s'il le faut, mais avance.

Bientôt l'été, les jours ne lui avaient jamais semblé si longs et les énumérations qui précèdent reprirent, scandées, toujours, par la même litanie de verbes au passé simple. (Les valeurs du passé simple, souvenez-vous, aspect ponctuel, non prise en compte de la durée, expression de la successivité.) Il fut, il put, il dut. Il fit, il dit, il admit. Il alla, il observa, il trancha.

Il soutint, il obtint.

Il obtint, d'un secrétariat médical, un rendez-vous en dehors des heures de consultations.

Il se dénuda, on le pesa. On lui toucha le cou, le pouls, le mou. On lui demanda comment il voyait et ce qu'il entendait. On le pria d'être plus précis. Était-ce local, frontal, occipital, cervical, congénital, grippal, dental, brutal, matinal, général? Était-ce...

-    A se jeter contre les murs, coupa Charles.

On data une ordonnance en soupirant :

-           Je ne vois rien. Le stress, peut-être ? Puis, relevant la tête, dites-moi, monsieur... Êtes-vous angoissé?

Danger Danger, clignota le peu qui lui restait de défenses. Avance, on t'a dit.

-    Non.

-    Insomnies ?

-    Rarement.

-           Écoutez, je vous prescris des anti-inflammatoires mais si cela ne va pas mieux dans quelques semaines, alors ce sera le scanner...

Charles ne broncha pas. En cherchant son chéquier, se demanda seulement si cette machine saurait voir les mensonges.

Et la fatigue... Et les souvenirs...

L'amitié trahie, les vieilles demoiselles émasculées dans les urinoirs, les cimetières près des chemins de fer, l'humiliante tendresse d'une femme à laquelle on n'avait pas su donner de plaisir, les mots doux échangés contre des bonnes notes ou encore ces milliers de tonnes de charpentes métalliques qui, quelque part dans l'oblast de Moscou, ne soutiendraient probablement jamais rien.

Non, il n'était pas angoissé. Lucide tout au plus.

A la maison, l'ambiance était survoltée. Laurence préparait les soldes (ou une nouvelle semaine de défilés, il n'avait pas bien entendu) et Mathilde ses valises. S'envolait en Écosse la semaine suivante, to improve, puis irait rejoindre ses cousins sur la côte basque.

-    Et ton brevet, alors ?

-           J'y travaille, j'y travaille, rétorquait-elle en dessinant de longues arabesques dans les marges de ses annales. Je révise les figures de style là...

-    Je vois ça... Le style nouille on dirait, non?

Ils devaient la rejoindre début août et passer une semaine avec elle avant de la déposer chez son père. Ensuite il ne savait pas. Il y avait eu de la Toscane dans l'air mais Laurence n'en parlait plus et Charles n'avait pas osé remettre Sienne et ses cyprès sur le tapis.

L'idée de partager une villa avec ces gens qu'il avait croisés quelques semaines auparavant au cours d'un dîner interminable dans le poulailler d'acajou de sa belle-sœur ne l'enchantait guère.

-           Alors ? Comment tu les trouves ? lui avait-elle demandé sur le chemin du retour.

-    Prévisibles.

-    Bien sûr...

Ce bien sûr était bien las, mais que pouvait-il dire d'autre?

Vulgaires ?

Non. Il ne pouvait pas... Il était trop tard, son lit trop loin et ce débat trop... non.

Peut-être aurait-il dû dire «prévoyants» à la place? Ces gens avaient beaucoup parlé de défiscalisation... Oui... Peut-être... Le silence dans l'habitacle aurait été moins pesant.

Charles n'aimait pas les vacances.

Partir encore, décrocher des chemises, refermer des valises, choisir, compter, sacrifier des livres, avaler des kilomètres, être forcé de vivre dans des maisons de location hideuses ou retrouver de nouveau les couloirs d'hôtel et leurs serviettes-éponges qui sentaient la blanchisserie industrielle, lézarder quelques jours, se dire ah, enfin... essayer d'y croire, et puis s'ennuyer.

Lui, ce qu'il aimait, c'étaient les escapades, les coups de tête, les semaines démantelées. Le prétexte d'un rendezvous en province pour se perdre loin des autoroutes.

Les auberges du Cheval blanc où le talent du chef excusait les horreurs de la décoration. Les capitales du monde entier. Leurs gares, leurs marchés, leurs fleuves, leur histoire et leur architecture. Les musées déserts entre deux réunions de travail, les villages sans jumelage, les talus sans point de vue et les cafés sans terrasse. Tout voir mais n'être jamais touriste. Ne plus endosser ce vêtement misérable.

Le mot vacances avait un sens quand Mathilde était petite et qu'ensemble, ils gagnaient tous les concours de châteaux de sable du monde entier. Que de Babylone alors avait-il érigées entre deux marées... Que deTaj Mahal pour les petits crabes... De coups de soleil sur sa nuque, de commentaires, de coquillages et de verres dépolis... Que d'assiettes repoussées pour terminer des dessins sur des nappes en papier, de ruses pour endormir la maman sans réveiller sa fille et de petits déjeuners indolents où son unique souci était de les croquer toutes les deux sans laisser de miettes dans son carnet.

Oui, que d'aquarelles... Et comme tout cela se diluait bien sous sa main...

Et que c'était loin...

★★★

-    Une madame Béramiand cherche à vous joindre...

Charles épluchait le courrier du jour. Leur projet pour le

siège de la Borgen & Finker à Lausanne n'avait pas été retenu.

Une chape de plomb lui tomba sur les épaules.

Deux lignes. Ni motif ni argumentaire. Rien qui pût justifier cette disgrâce. La formule de politesse était plus longue que leur mépris.

Déposa la lettre sur le bureau de son assistante :

-    A classer.

-   J'en fais des copies pour les autres ?

-            Si vous en avez le courage, Barbara, si vous en avez le courage... Moi je vous avoue là que...

Des centaines, des milliers d'heures de travail venaient de partir en fumée. Et, sous la cendre, investissements, pertes, trésorerie, banques, montages financiers, négociations à venir, taux à recalculer, énergie.

Énergie qu'il n'avait plus.

Il s'était déjà éloigné lorsqu'elle ajouta :

-    Et pour cette dame alors ?

-    Pardon ?

-    Béram...

-    C'est à quel sujet?

-   Je n'ai pas bien compris... C'est personnel...

Charles chassa ce dernier mot d'un geste excédé.

-    Pareil. Classez.

Il ne descendit pas déjeuner.

Quand un projet tombait à l'eau, un nouveau projet devait naître aussitôt; ultime conviction d'un métier qui avait fragilisé toutes les autres. N'importe quoi, n'importe lequel. Un temple, un zoo, sa propre cage si rien ne venait, mais une seule idée, un seul coup de crayon, et vous étiez sauvé.

En était donc là, plongé dans la lecture d'un cahier des charges extrêmement compliqué, paumes plaquées contre les tempes, comme pour tenter de ressouder une boîte crânienne qui se fissurait de toutes parts, à prendre des notes en serrant les dents quand la même, debout dans l'encadrement de la porte, se racla la gorge. (Il avait décroché son téléphone.)

-    C'est encore elle...

-    La Borgen ?

-           Non... cet appel perso dont je vous ai parlé ce matin... Qu'est-ce que je dis?

Soupir.

-              C'est à propos d'une femme que vous avez bien connue...

Politesse du désespoir, Charles lui devait bien un sourire.

-           Oh là! Mais j'en ai connu tellement! Dites-moi tout : sa voix ? Rauque ?

Mais Barbara n'avait pas souri.

-    Une certaine Anouk, je crois...

 

12

-    C'est vous la peinture sur sa tombe, n'est-ce pas?

-    Pardon? Oui, mais que... qui est à l'appareil?

-            Je le savais. C'est Sylvie, Charles... Tu ne te souviens pas de moi? Je travaillais avec elle à la Pitié... J'étais là pour votre communion et...

-    Sylvie... Bien sûr... Sylvie.

-           Je ne veux pas te déranger plus longtemps, c'était juste pour...

Sa voix s'était enrouée.

-    ... te remercier.

Charles ferma les yeux, laissa sa main glisser le long de son visage, abandonna sa douleur, se pinça le nez, tenta de se bâillonner encore.

Arrête. Arrête ça tout de suite. Ce n'est rien, c'est son émotion à elle. Ce sont ces médicaments qui te détraquent sans te soulager et ces plans parfaits qui prennent déjà trop de place dans vos archives. Contiens-toi, nom de Dieu.

-Tu es toujours là?

-    Sylvie...

-Oui?

-    Dequd... dérailla-t-il, de quoi elle est morte? -Allô?

-   Alexis ne te l'a pas dit?

-    Non.

-    Elle s'est tuée.

-    Charles ?

-Vous habitez où? Je voudrais vous voir.

-Tutoie-moi, Charles. Tu me tutoyais tu sais... Et justement, j'ai quelque chose pour...

-    Maintenant? Ce soir? Quand?

Dix heures le lendemain matin. Il lui fit répéter son adresse une seconde fois et se remit à travailler aussitôt.

Sidération. État de sidération. C'est Anouk qui le lui avait appris, ce mot. Quand la douleur est telle que le cerveau renonce, pour un temps, à faire son boulot de transmetteur.

Cette hébétude entre le drame et les hurlements.

-          Alors c'est ça qui se passe avec les canards de monsieur Canut quand il leur coupe la tête et qu'ils continuent à courir comme des fous ?

-           Non, répondait-elle en levant les yeux au ciel, ça c'est juste une blague de très mauvais goût qu'ils ont inventée à la campagne pour faire peur aux Parisiens. C'est complètement idiot, d'ailleurs... On n'a peur de rien nous, pas vrai?

Où se déroulait-elle encore, cette conversation ? En voiture sûrement. C'était en voiture qu'elle disait le plus de bêtises...

Comme tous les enfants, nous étions affreusement sadiques et, sous prétexte de réviser nos cours de sciences nat', cherchions toujours à l'entraîner vers la face la plus gore de son métier. Nous aimions les plaies, le pus et les amputations. Les descriptions détaillées de la lèpre, du

choléra, de la rage. La bave, les crises de tétanie et les bouts de doigts qui restaient coincés dans les moufles. Était-elle dupe? Bien sûr que non. Elle nous savait assez tordus pour en rajouter une couche à l'occasion et, quand elle sentait que nous étions bien ferrés, glissait mine de rien :

-      Non mais... C'est bien la douleur, vous savez... Heureusement qu'elle existe... La douleur, c'est la survie, mes petits gars... Eh oui! Sans elle, nous laisserions nos mains dans le feu, et c'est parce qu'on dit un gros mot quand on rate le clou qu'on a encore nos dix doigts ! Tout ça pour vous dire que... Qu'est-ce qu'il a, à me faire des appels de phares, celui-là? Double mon gros, double! Euh... où j'en étais moi, déjà?

-    Les clous, soupira Alexis.

-      Ah oui! Tout ça pour vous dire : le bricolage, le barbecue, c'est bon, vous avez pigé... Mais plus tard, vous verrez, il y a des trucs qui vous feront souffrir. Je dis «des trucs», mais je pense des gens, en fait... Des gens, des situations, des sentiments et...

À l'arriére, Alexis me faisait signe qu'elle yoyotait complètement.

-    Si je peux voir les appels de phares, je peux te voir aussi, petit crétin. Allons! C'est important ce que je vous dis là! Ce qui vous fera souffrir dans la vie, fuyez-le, mes amours. Partez en courant. Partez le plus vite possible. Vous me le promettez ?

-    OK, OK... On fera comme les canards, t'inquiète...

-    Charles ?

-    Oui?

-    Comment tu fais pour le supporter?

Je souriais. Je m'amusais bien avec eux.

-    Charles ?

-Oui?

-Tu as compris ce que j'ai dit? -Oui.

-    Qu'est-ce que j'ai dit?

-             Que la douleur c'était bien parce que c'était notre survie mais qu'il fallait la fuir même si on n'avait plus de tête...

-    Le fayot... avait gémi mon voisin.

Avec quoi t'es-tu démolie Anouk Le Men? Un très gros marteau ?

13

Elle habitait dans le XIXe arrondissement près de l'hôpital Robert-Debré. Charles avait plus d'une heure d'avance. Il déambula le long des Maréchaux en se souvenant de ce monsieur très droit qui l'avait construit dans les années 80. Pierre Riboulet. Son professeur de composition urbaine à l'ENPC.

Très droit, très beau, très intelligent. Qui parlait peu. Mais si bien. Qui lui sembla le plus accessible de tous ses enseignants mais qu'il n'osa jamais aborder. Qui était né de l'autre côté, dans un immeuble insalubre sans air ni soleil et ne l'avait jamais oublié. Qui répétait souvent que créer la beauté était «d'une évidente utilité sociale». Qui les incitait à mépriser les concours et à retrouver la saine ambiance de rivalité des ateliers. Qui leur avait fait découvrir les Variations Goldberg, Y Ode à Charles Fourier, les textes de Friedrich Engels et surtout, surtout, l'écrivain Henri Calet. Qui construisait à hauteur d'hommes, d'âmes, des hôpitaux, des universités, des bibliothèques et des logements plus dignes sur des décombres de barres HLM. Et qui était mort quelques années auparavant, à l'âge de soixante-quinze ans, en laissant derrière lui de nombreux chantiers orphelins.

Exactement le genre de parcours dont Anouk avait dû rêver...

Il fit demi-tour et chercha la rue Haxo.

Dépassa le bon numéro, poussa la porte d'un troquet en grimaçant, commanda un café qu'il n'avait pas l'intention de boire et se dirigea vers le fond de la salle. Sa tripaille le lâchait de nouveau.

Se re-sangla. Etait arrivé au dernier cran de sa ceinture.

Sursauta devant les lavabos. Le type d'à côté avait vraiment une sale gueu... mais c'est toi, misérable. C'est toi.

N'avait rien avalé depuis deux jours, était resté à l'agence, avait déplié le « brancard des charrettes », soit une espèce de gros fauteuil en mousse qui sentait le tabac froid, avait peu dormi et ne s'était pas rasé.

Ses cheveux (ha ha) étaient longs, ses cernes bistres, sa voix moqueuse :

-           Allez Jésus... Courage... C'est la dernière station là... Dans deux heures on n'en parle plus.

Laissa une pièce sur le comptoir et revint sur ses pas.

★★★

Elle était aussi émue que lui, ne savait que faire de ses mains, le fit entrer dans une pièce immaculée en s'excu- sant pour le désordre et lui proposa quelque chose à boire.

-Vous avez du Coca-Cola?

-           Oh, j'avais tout prévu mais je ne m'attendais pas à ça... Attendez...

Revint dans le couloir et ouvrit un placard qui sentait la vieille basket.

-Vous avez de la chance... Je crois que les petits n'ont pas tout bu...

Charles n'osa pas demander de glaçons et ingurgita son

pansement tiède en lui demandant sur un ton presque affable combien elle avait de petits-enfants.

Entendit la réponse, n'écouta pas le chiffre et assura que c'était formidable.

Il ne l'aurait pas reconnue s'il l'avait croisée dans la rue. Il se souvenait d'une petite brunette plutôt ronde et toujours gaie. Il se souvenait de ses fesses, grand sujet de conversation à l'époque, et aussi qu'elle leur avait offert Le Bal des Laze en 45 tours. Chanson dont Anouk était folle et qu'ils finirent par exécrer.

-Taisez-vous, taisez-vous. Ecoutez comme c'est beau...

- Putain, mais ils l'ont pas encore pendu ce mec, depuis le temps!!? On n'en peut plus là, m'man, on n'en peut plus...

Drôle de cartonnier que la mémoire... Jane, Anouk et leur fiancé... Cela venait de lui revenir à l'instant.

Aujourd'hui ses cheveux étaient d'une couleur étonnante, elle portait des lunettes aux montants tarabiscotés et lui sembla très maquillée. Le fond de teint avait laissé une ligne de démarcation sous le menton et ses sourcils étaient redessinés au crayon. Là il était trop chiasseux pour le réaliser, mais plus tard, en repensant à cette matinée, et Dieu sait qu'il y repenserait, il comprendrait. Une femme, vivante, coquette, et qui attend la visite d'un homme qui ne l'a pas vue depuis plus de trente ans, ne pouvait pas faire moins. Honnêtement.

Prit place sur un canapé en cuir glissant comme de la toile cirée et reposa son verre sur le sous-verre prévu à cet effet, entre un magazine de Sudoku et une énorme télécommande.

Ils se regardèrent. Ils se sourirent. Charles, qui était le plus courtois des hommes, chercha un compliment, une amabilité, une petite phrase sans conséquence pour alléger le poids de tous ces napperons mais non. Là, c'était trop lui demander.

Elle baissa la tête, fit tourner toutes ses bagues, les unes après les autres, et demanda :

-   Alors comme ça tu es architecte ?

Il se redressa ouvrit la bouche allait répondre que... et puis lâcha :

-    Dites-moi ce qui s'est passé.

Elle parut soulagée. Se fichait bien qu'il fût architecte ou charcutier et n'en pouvait plus de garder tout ce qui allait suivre pour elle seule. C'était la raison pour laquelle elle s'était permis d'insister auprès de cette pimbêche de secrétaire d'ailleurs... Retrouver quelqu'un qui l'avait connue, raconter, se délester, vider l'eau du bain, refiler son paquet de misère et passer à autre chose.

-    Ce qui s'est passé à partir de quand?

Charles réfléchit.

-     La dernière fois que je l'ai vue, c'était au début des années 90... Habituellement, je suis plus précis, mais... Il secoua la tête en souriant, j'ai fait beaucoup d'efforts pour ne plus l'être, je crois... Comme tous les ans, elle m'avait invité à déjeuner pour mon anniversaire et...

Son hôtesse l'encouragea à continuer. Un petit hochement de tête bienveillant mais tellement cruel. Un petit geste qui disait : Ne t'inquiète pas, prends ton temps, plus rien ne presse, tu sais... Non, plus rien ne presse, aujourd'hui.

-    ... ce fut le plus triste de tous mes anniversaires... En un an, elle avait beaucoup vieilli. Son visage s'était empâté, ses mains tremblaient... Elle n'avait pas voulu que je commande de vin et fumait cigarette sur cigarette pour tenir le coup. Elle me posait des questions mais se fichait bien de mes réponses. Mentait, disait qu'Alexis allait très bien et qu'il me passait le bonjour alors que je savais pertinemment que c'était faux. Et elle le savait que je le savais... Portait un chandail couvert de taches et qui sentait le... je ne sais pas... le chagrin... Un mélange de cendriers froids et d'eau de Cologne... Le seul moment où son œil s'alluma, ce fut quand je lui proposai de l'accompagner un jour sur la tombe de Nounou où elle n'était jamais retournée. Oh oui ! Ça c'est une bonne idée ! s'égaya-t-elle. Tu te souviens de lui? Tu te souviens comme il était gentil? Tu te... Et de grosses larmes noyèrent tout.

Sa main était glacée. En la prenant entre les miennes, je réalisai soudain que ce vieux monsieur qui aurait pu être son père et qui n'aimait pas les femmes, avait été sa seule histoire d'amour...

Elle insista pour que je lui parle de lui. Que je lui raconte des souvenirs, encore et encore, même ceux qu'elle connaissait par cœur. Je me forçais un peu mais j'avais un rendezvous important dans l'après-midi et faisais de grands effets de manche pour surveiller ma montre sans en avoir l'air. Et puis je n'avais plus envie de me souvenir, moi... Ou alors pas avec elle. Plus en face de ce visage ravagé qui gâchait tout...

Silence.

- Je ne lui ai pas proposé de dessert. A quoi bon? Elle n'avait rien mangé de toute façon... J'ai commandé deux cafés et rappelé le garçon pour lui faire signe d'apporter l'addition en même temps, ensuite je l'ai raccompagnée jusqu'au métro et...

Sylvie dut sentir que le moment était venu de l'aider un peu :

-Et?

-     Je ne l'ai jamais emmenée en Normandie. Je ne l'ai jamais appelée. Par lâcheté. Pour ne plus la voir s'abîmer, pour la garder dans le musée de mes souvenirs et pour l'empêcher de me donner mauvaise conscience. Parce que c'était trop... Mauvaise conscience qui me hantait pourtant, et dont je m'allégeais un peu chaque année au moment des cartes de vœux. Cartes de vœux de l'agence, bien sûr... Impersonnelles, commerciales, nulles, et sur lesquelles, grand seigneur que j'étais, j'ajoutais une ou deux lignes à la main et un «Je t'embrasse» comme un coup de tampon. Je lui ai téléphoné deux ou trois fois par la suite, notamment, je me souviens, parce que ma nièce avait avalé je ne sais plus quel médicament... Et puis un jour, mes parents, qui ne la voyaient plus depuis longtemps, m'ont appris qu'elle avait déménagé et qu'elle était partie... En Bretagne, je crois...

-    Non.

-    Pardon ?

-    Elle n'était pas en Bretagne.

-Ah bon?

-    Elle n'était pas loin d'ici...

-    Où ça ?

-    Dans une cité, près de Bobigny...

Charles ferma les yeux.

-    Mais comment? murmura-t-il, je veux dire, pourquoi? C'était sa seule certitude, je me souviens, la seule promesse qu'elle s'était faite... Ne jamais... Comment est-ce possible ? Que s'est-il passé?

Elle releva la tête, le regarda droit dans les yeux, laissa son bras glisser le long du fauteuil et ôta la bonde :

-    Début des années 90... Bon, peut-être... Je n'ai pas la mémoire des dates... Tu dois être la dernière personne avec laquelle elle soit allée déjeuner à cette époque... Où est-ce que je commence? Je suis perdue là... Je vais commencer avec Alexis, je suppose... Puisque c'est à partir de lui que tout s'est déglingué... Elle n'avait presque plus de nouvelles de lui depuis des années... Je crois me souvenir que tu étais un de leurs seuls liens d'ailleurs, non?

Charles acquiesça.

-    C'était dur pour elle... Du coup elle travaillait énormément, accumulait les gardes et les heures supplémentaires, ne prenait jamais de vacances et ne vivait que pour l'hôpital. Je pense qu'elle buvait déjà pas mal, mais bon... Ça ne l'a pas empêchée de passer surveillante en chef et d'être toujours dans les services les plus durs... Après l'immuno, elle est passée en neurologie et je l'ai rejointe à ce moment-là. J'aimais travailler avec elle... C'était une mauvaise surveillante d'ailleurs... Qui préférait soigner plutôt que d'organiser des emplois du temps... Elle interdisait aux malades de mourir, je me souviens... Elle les engueulait, les faisait pleurer, les faisait rire... Bref, que des choses interdites...

Sourire.

-       Mais elle était intouchable parce que c'était la meilleure. Ce qui lui faisait défaut en matière de connaissances médicales, elle le compensait par son extrême attention aux gens.

Non seulement elle était toujours la première à percevoir les moindres changements, les plus légers symptômes, mais en plus, elle avait un instinct extraordinaire... Un pif... Tu ne peux pas savoir... Ils l'avaient bien compris les toubibs, qui s'arrangeaient toujours pour faire leurs visites en fonction de son emploi du temps à elle... Bien sûr, ils écoutaient les lits, mais quand elle ajoutait quelque chose, tu peux me croire, ça ne tombait pas dans l'oreille d'un sourd. J'ai toujours pensé que si son enfance avait été différente, si elle avait pu faire des études, elle serait devenue un très grand médecin. Un de ceux qui font honneur à leur service sans jamais perdre de vue le nom, le prénom, le visage et les angoisses de leur feuille de soins...

Soupir.

- Elle était formidable et c'est parce qu'elle n'avait plus de vie qu'elle leur en donnait tant, j'imagine... Elle ne s'occupait pas seulement des patients mais de leurs familles aussi... Et des plus jeunes, des petites aides-soignantes qui avançaient dans certaines chambres à reculons et avaient tant de mal à glisser un bassin sous des corps si... Elle touchait les gens, les prenait dans ses bras, les caressait, revenait après ses heures de service, sans blouse et un peu maquillée pour assurer les visites qu'ils n'avaient pas, ou plus. Elle leur racontait des histoires, parlait beaucoup de toi, je me souviens... Disait que tu étais le garçon le plus intelligent du monde... Elle était si fière... C'était une époque où vous déjeuniez encore ensemble de temps en temps et un déjeuner avec toi, c'était sacré, mon Dieu ! Là, on ne plaisantait plus avec les horaires et tout l'hôpital pouvait bien crever! Et puis d'Alexis, de musique... Elle inventait n'importe quoi, des concerts, des gens debout, des contrats mirobolants... C'était le soir, tout le monde titubait de fatigue et l'on entendait sa voix dans les couloirs... Ses mensonges, ses délires... C'était elle-même qu'elle berçait, personne n'était dupe. Et puis un matin, un coup de fil du Samu lui a renversé un seau d'eau froide sur la tête : son soi-disant virtuose était en train de crever d'une overdose...

Et c'est là que la descente a commencé. D'abord elle ne s'y attendait pas du tout... Ce qui ne finira jamais de m'étonner d'ailleurs... Toujours cette histoire de cordonniers les plus mal chaussés... Elle pensait qu'il fumait des joints de temps en temps parce que ça l'aidait à «jouer mieux». Tu parles... Et alors, elle, cette femme, la plus grande professionnelle avec laquelle j'aie jamais travaillé, parce que là je te parlais de sa tendresse, mais elle savait être dure aussi, elle savait les tenir tous à distance : la Faucheuse, les médecins toujours débordés, les petits internes péteux, les collègues blasées, les fonctionnaires de la fonction, les familles envahissantes, les malades complaisants, personne, tu m'entends? Personne ne lui résistait. On disait La Men, on disait Amen. C'était ce mélange de douceur et de professionnalisme qui était si étonnant, si exceptionnel, et qui imposait le respect... Attends, j'ai perdu le fil, là...

-    Le Samu...

-    Ah oui... eh bien, là, elle a complètement paniqué. Je crois qu'elle avait été traumatisée, je veux dire médicalement traumatisée, «dommage et lésions de la structure ou du fonctionnement du corps », par les premières années du sida. Je crois qu'elle ne s'en était jamais remise... Et de savoir que son fils avait une forte chance, non, pas ce mot, une forte probabilité, de finir comme tous ces malheureux, ça l'a... Je ne sais pas... Ça l'a cassée en deux.Tac. Comme un bout de bois. Là, c'est devenu plus dur pour elle de cacher ses problèmes de boisson. C'était la même, mais ce n'était plus elle. Un fantôme. Un automate. Une machine à sourire, à panser et à se faire obéir. Un nom et un numéro de code d'agent sur une blouse qui sentait l'alcool... Elle a commencé par rendre sa casquette de surveillante en disant qu'elle en avait ras le bol de régler des conneries de paperasses, puis a voulu prendre un mi-temps pour pouvoir s'occuper d'Alexis. Elle s'est démenée pour le sortir de là et le faire admettre dans les meilleurs centres. C'était devenu sa raison de vivre et, d'une certaine manière, ça l'a sauvée aussi... Disons que c'était une bonne attelle... Répit de courte durée puisque...

Elle avait ôté ses lunettes, se pinça le haut du nez, assez longtemps, et reprit :

-    Puisque ce... ce salopard, excuse-moi, je sais que c'est ton ami, mais je ne vois pas d'autre mot...

-    Non. Ce...

-    Pardon ?

-    Rien. Je vous écoute.

-    Il l'a jetée. Quand il a retrouvé assez de force pour articuler une pensée correcte, il lui a annoncé calmement que, suite à un travail qu'il avait fait avec «l'équipe de soutien», il ne devait plus la voir. Il lui a annoncé ça gentiment d'ailleurs... Tu comprends Maman, c'est pour mon bien, il ne faut plus que tu sois ma mère. Ensuite il l'a embrassée, ce qu'il n'avait pas fait depuis des années et est reparti rejoindre les autres dans son joli parc entouré de grandes grilles...

Là, elle a posé le premier congé maladie de sa vie... Quatre jours, je me souviens... Au bout de quatre jours, elle est revenue et a demandé à passer en service de nuit. Je ne sais pas quelles raisons elle leur a données mais je les connais : c'est plus facile de biberonner quand le paquebot marche au ralenti... Toute l'équipe a été formidable avec elle. Elle qui avait été notre roc, notre référence, est devenue notre plus grande convalescente. Je me souviens de ce vieux bonhomme formidable, Jean Guillemard, un médecin qui avait passé sa vie à travailler sur la sclérose en plaques. Il lui avait écrit une lettre superbe, très détaillée, lui rappelant les nombreux cas qu'ils avaient suivis ensemble et concluait en lui assurant que si la vie lui avait donné plus souvent l'occasion de travailler avec des gens de sa qualité, il en saurait probablement davantage aujourd'hui et partirait en retraite plus heureux...

Ça va?Tu veux un autre Coca peut-être?

Charles sursauta :

-    Non, non, je... merci.

-     Moi, par contre, excuse-moi, mais je vais me servir quelque chose... De parler de tout ça, tu ne peux pas savoir comme ça me remue. Quel gâchis... Quel monstrueux gâchis... C'est toute une vie, tu comprends?

Silence.

-   Non, vous ne pouvez pas comprendre... L'hôpital, c'est un autre monde et ceux qui n'en sont pas ne peuvent pas comprendre... Des gens comme Anouk ou moi, avons passé plus de temps avec les malades qu'avec nos proches... C'était une vie à la fois très dure et très protégée... Une vie d'uniforme... Je ne sais pas comment font celles qui n'ont pas ce truc devenu un peu ringard aujourd'hui et qu'on appelle la vocation. Non, j'ai beau chercher, je ne vois pas... C'est impossible de tenir sans ça... Et je ne parle pas de la mort, non, je parle de quelque chose de beaucoup plus difficile encore... De la... De la foi dans la vie, je crois... Oui, c'est ça le plus dur quand on travaille dans ces secteurs lourds, c'est de ne pas perdre de vue que la vie est plus... Je ne sais pas... légitime que la mort. Certains soirs je t'assure, elle est bien vicieuse la fatigue... Parce qu'il y a ce vertige, là, et... Dis donc, plaisanta-t-elle, me voilà bien philosophe tout à coup ! Ah, elles sont loin nos batailles de dragées dans le jardin de tes parents !

Elle se leva et se dirigea vers la cuisine. Il la suivit.

Elle se servit un grand verre d'eau pétillante. Charles, qui s'était adossé à la rambarde du balcon, se tenait là, au douzième étage, debout devant le vide. Silencieux. Indisposé.

-    Bien sûr, tous ces témoignages ont été très importants pour elle, mais ce qui l'a le plus aidée à l'époque, aidée si je puis dire car la suite est moins évidente, ce sont les paroles d'un seul homme : Paul Ducat. Un psychologue qui n'était attaché à aucun service en particulier mais qui venait plusieurs fois par semaine au chevet de ceux qui le réclamaient.

Il était très bon, je dois le reconnaître... C'est idiot mais j'avais vraiment l'impression, je veux dire physiquement l'impression, qu'il faisait le même boulot que les équipes de ménage. Il entrait dans des chambres pleines de miasmes, fermait la porte, restait là, parfois dix minutes, parfois deux heures, ne voulait rien savoir de nos cas, ne nous adressait jamais la parole et nous saluait à peine, mais quand nous prenions sa suite, c'était... comment te dire... la lumière avait changé... On aurait dit que ce type avait ouvert la fenêtre. Une de ces grandes fenêtres sans poignée et qui ne sont jamais ouvertes autrement, pour la simple raison qu'elles sont... condamnées...

Un soir, tard, il est entré dans le bureau, ce qu'il n'avait jamais fait auparavant, mais il avait besoin d'un papier, je crois et... Et elle était là, un miroir à la main, en train de se maquiller dans la pénombre.

Pardon, il a dit, je peux allumer? Et il l'a vue. Et ce qu'elle tenait dans l'autre main, ce n'était pas un crayon ou un bâton de rouge à lèvres mais une lame de bistouri.

Elle but une longue gorgée d'eau.

-    Il s'est agenouillé auprès d'elle, a nettoyé ses plaies, ce soir-là et pendant des mois... En l'écoutant longuement, en lui assurant que la réaction d'Alexis était tout à fait normale. Mieux que ça même, vitale, saine. Qu'il reviendrait, qu'il était toujours revenu, n'est-ce pas? Que non, elle n'avait pas été une mauvaise mère. Jamais de la vie. Qu'il avait beaucoup travaillé avec des toxicomanes et que ceux qui avaient été bien aimés s'en sortaient plus facilement que les autres. Et Dieu sait s'il avait été aimé, hein ! Oui, riait-il, oui, Dieu le savait ! Et il en était jaloux même ! Que son fils était bien là où il était, qu'il se renseignerait, qu'il la tiendrait au courant et qu'elle devait continuer à se comporter comme elle l'avait toujours fait. C'est-à-dire être là, tout simplement, et surtout, surtout, rester elle-même, parce que c'était à lui de faire le chemin à présent et que ce chemin, peut-être, l'éloignerait d'elle... Du moins un temps... Vous me croyez, Anouk? Et elle l'a cru et... Tu n'as pas l'air bien... Ça va?Tu es tout pâle...

-   Je crois qu'il faudrait que je mange quelque chose mais j'ai... Il essaya de sourire... enfin, je... Vous avez un morceau de pain ?

-    Sylvie ? articula-t-il entre deux bouchées.

-Oui?

-Vous racontez bien...

Son regard se voila.

-    Et pour cause... Depuis sa mort, je ne pense qu'à ça... La nuit, le jour, des bribes de souvenirs me reviennent sans arrêt... Je dors mal, je parle toute seule, je lui pose des questions, j'essaye de comprendre... C'est elle qui m'a appris mon métier, c'est à elle que je dois les moments les plus forts de ma carrière, et aussi mes plus beaux fous rires. Elle a toujours été là quand j'ai eu besoin d'elle, elle trouvait toujours les mots qui rendent les gens plus forts, plus... tolérants... Elle est la marraine de ma fille aînée et quand mon mari a eu son cancer, elle a été, comme d'habitude, formidable... Avec moi, avec lui, avec les petites...

-Il euh...

-    Non, non, s'illumina-t-elle, il est toujours là, lui ! Mais tu ne le verras pas, il a pensé que c'était mieux de nous laisser seuls... Je continue?Tu as encore faim?

-    Non, non, je vous... Je t'écoute...

-    Donc, elle l'a cru, disais-je, et là, j'ai vu, vu de mes yeux vu, tu m'entends?, ce qu'on appelle «le pouvoir de l'amour». Elle s'est redressée, elle s'est sevrée, elle a minci, elle a rajeuni et, sous la croûte du... chagrin, comme tu disais tout à l'heure, son ancien visage a réapparu. Les mêmes traits, le même sourire, cette même gaieté dans le regard. Tu te souviens comme elle était quand il y avait une bêtise dans l'air? Vive, irrésistible, folle. Comme ces collégiennes délurées qui se trompent de dortoir et ne se font jamais prendre... Et belle, Charles... Si belle...

Charles se souvenait.

-    Eh bien, c'était lui... Ce Paul... Tu ne peux pas savoir comme j'étais heureuse de la voir ainsi. Je me disais : ça y est, la Vie a compris ce qu'elle lui devait. La Vie la remercie enfin... C'est à ce moment-là que moi, j'ai quitté le métier. A cause de mon mari, justement... Il en avait réchappé de peu et, en nous serrant la ceinture, nous pouvions nous passer de mon salaire. En plus notre fille allait avoir un bébé et Anouk était revenue, alors... Il était temps de raccrocher et de m'occuper un peu des miens... Le bébé est né, un petit Guillaume, et j'ai réappris à vivre comme les gens normaux. Sans stress, sans gardes, sans être obligée de chercher un calendrier à chaque fois que l'on me proposait une sortie et en oubliant toutes ces odeurs... Les plateaux repas, les désinfectants, le café en train de passer, le sang, les plaquettes... J'ai tout échangé contre des après-midi au square et des paquets de gâteaux... Là, j'ai un peu perdu Anouk de vue, mais nous nous téléphonions de temps en temps. Tout allait bien.

Et puis un jour, une nuit plutôt, elle a appelé et je ne comprenais rien de ce qu'elle me baragouinait. La seule chose que je pigeais, c'est qu'elle avait bu... Je suis allée la voir le lendemain.

Il lui avait écrit une lettre qu'elle n'arrivait pas à comprendre. Il fallait que je la lise, moi, et que je lui explique. Qu'est-ce qu'il disait, là? Qu'est-ce qu'il disait?!! Il la quittait ou il ne la quittait pas? Elle était... anéantie. J'ai donc lu cette...

Secoua la tête.

- ... cette merde pleine de jargon jargonnant à la soupe psy... C'était élégant et tout bien emberlificoté de jolis mots. Ça se voulait digne, généreux, mais c'était juste... le comble de la lâcheté...

Alors ? Alors ? suppliait-elle, ça veut dire quoi, tu crois ? Je suis où, moi?

Qu'est-ce que tu voulais que je lui dise?Tu es nulle part. Regarde... Tu n'existes déjà plus. Il te méprise à ce point qu'il ne se donne même pas la peine d'être clair... Non... Je ne pouvais pas. A la place, je l'ai prise dans mes bras et là, bien sûr, elle a compris.

Tu vois, Charles, c'est une chose dont j'ai souvent été témoin et que je n'arriverai jamais à comprendre... pourquoi des êtres aussi exceptionnels dans le boulot, des gens qui, objectivement, font le Bien sur terre, s'avèrent être d'infâmes connards dans la vraie vie? Hein? Comment c'est possible, ça? Au bout du compte elle est où, leur humanité ?

Donc je suis restée avec elle toute la journée. J'avais peur de la quitter. J'étais sûre qu'elle allait, au mieux se pilonner à l'alcool, au pire... Je l'ai suppliée de venir vivre un peu chez nous, il y avait la chambre des filles, nous serions discrets et... Elle s'est mouchée un bon coup, a rattaché ses cheveux, s'est lissé les paupières, a relevé la tête et m'a souri. Le sourire le plus crevard que je lui aie jamais connu.

Et pourtant Dieu sait si... Enfin... Passons. Elle a essayé de l'étirer le plus loin possible, cette grosse crâneuse, et m'a assuré, en me raccompagnant à la porte, que je pouvais y aller, qu'elle ne me ferait pas ça, qu'elle était passée par des moments plus durs et que la couenne était solide, à force.

J'ai cédé à condition de pouvoir lui téléphoner à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Elle a ri. Elle a dit d'accord. A ajouté qu'elle n'en était plus à une emmerdeuse près... Et en effet, elle a tenu bon. Je n'en revenais pas. Je l'ai revue un peu plus souvent à ce moment-là et j'avais beau guetter le moindre signe, espionner le blanc de ses yeux, renifler son manteau en allant l'accrocher, et... mais non... Elle était sobre...

Silence.

- Avec le recul, je me dis que cela aurait dû m'inquiéter au contraire. C'est horrible ce que je vais te dire là, mais finalement, tant qu'elle buvait, ça voulait dire qu'elle était vivante et, d'une certaine manière, je ne sais pas... réactive... Enfin... je me dis tellement de choses aujourd'hui... Et puis un jour, elle m'a annoncé qu'elle allait donner sa démission. Je suis tombée des nues. Je m'en souviens très bien, nous sortions d'un salon de thé et marchions le long des Tuileries. Il faisait beau, nous nous tenions par le bras, et c'est là qu'elle m'a annoncé : c'est fini. J'arrête. J'avais ralenti le pas et étais restée silencieuse un long moment en espérant une suite : j'arrête parce que ou j'arrête puisque... Mais non, rien. Pourquoi, Anouk, pourquoi? ai-je fini par articuler, tu n'as que cinquante- cinq ans... Comment vas-tu vivre? De quoi vas-tu vivre? Je pensais surtout pour qui ou pour quoi vas-tu vivre mais je n'ai pas osé le lui formuler ainsi. Elle n'a rien répondu. Bon.

Et puis ce murmure :

«Tous, tous... Ils m'ont tous abandonnée. Les uns après les autres... Mais pas l'hôpital, tu m'entends? Là, il faut que ce soit moi qui parte la première, sinon je sais que je ne m'en remettrai pas. Qu'une chose au moins, dans ma chienne de vie, ne me laisse pas sur le carreau... Tu m'imagines, moi, le jour de mon pot de départ? ricana-t-elle, je prends mon cadeau, je leur fais la bise à tous et après? Je vais où après ? Je fais quoi ? Je meurs quand ? »

Je n'ai su que répondre mais ce n'était pas très grave : elle était déjà en train de monter à l'arrière d'un autobus et me disait au revoir par la fenêtre.

Elle posa son verre et se tut.

-    Et après? s'aventura Charles. C'est... c'est fini?

-    Non. Mais oui, en fait... Oui...

S'excusa, retira ses lunettes, déchira un morceau de Sopalin et ruina son maquillage.

Charles se leva, alla à la fenêtre et, lui tournant le dos cette fois, se retint au balcon comme à un bastingage.

Il avait envie de fumer. N'osa pas. Il y avait eu un cancer dans cette maison. Peut-être que cela n'avait rien à voir avec le tabac mais comment savoir? Regarda les tours au loin et repensa à ces gens...

Ceux qui ne l'avaient jamais aimée. Qui ne l'avaient jamais appelée par son vrai prénom. Qui lui avaient mis le manque, le chancre et la biture dans le sang. Qui ne lui avaient jamais tendu la main autrement que pour lui prendre son pognon. Celui qu'elle gagnait en interdisant aux mourants de mourir pendant qu'Alexis bouclait son cartable tout seul et se passait la clef autour du cou, mais qui - rendons-leur cette justice - un soir de gros cafard,

avaient donné à Nounou l'occasion d'improviser un formidable numéro d'illusionniste.

-            Arrête, Trésor, avec ces tocards... Arrête ça maintenant... Qu'est-ce que tu veux à la fin? Dis-moi...

Et, en piochant des accessoires ici et là dans la cuisine, les avait tous imités.

Incarnés, plutôt.

Le papa qui gronde. La maman qui console. Le grand frère qui asticote. La petite sœur qui zozote. Le grand-père qui radote. Et la vieille tante qui gratte sous ses bisous de ventouse. Et le grand-oncle qui pète. Et le chien, et le chat, et le facteur, et monsieur le curé, et même le garde champêtre en empruntant la trompette d'Alexis... Et ce fut gai comme un vrai repas de famille et...

Il aspira un bon bol de périphérique et, Dieu que ce mot était laid, verbalisa ce qui le hantait depuis six mois. Non, vingt ans :

-Je... j'en fais partie...

-    De quoi ?

-    De ceux qui l'ont abandonnée...

-    Oui mais toi tu l'as beaucoup aimée...

Il se retourna et elle ajouta, dans une fossette moqueuse :

-Je ne sais pas pourquoi je dis «beaucoup» d'ailleurs...

-             Ça se voyait tant que ça? s'inquiéta le vieux petit garçon.

-           Non, non, je te rassure. A peine. C'était presque aussi discret que les costumes de Nounou...

Charles baissa la tête. Son sourire lui chatouillait les oreilles.

-Tu sais, je n'ai pas osé te couper tout à l'heure quand tu

affirmais qu'il avait été sa seule histoire d'amour, mais quand je suis allée au cimetière l'autre jour et que j'ai vu ces lettres orange qui pétaient comme un grand feu d'artifice au milieu de toute cette... désolation, moi qui m'étais juré de ne plus pleurer, je t'avoue que... Et puis cette horrible bonne femme d'à côté est venue en faisant tssk tssk. Elle l'avait vu, le gougnafier qui avait fait ça, si c'était pas une honte... Je n'ai rien répondu. Que voulais-tu qu'elle comprenne, cette vieille peau? mais j'ai pensé : ce gougnafier, comme vous dites, c'était l'amour de sa vie.

Ne me regarde pas comme ça, Charles, je viens de te le dire que je ne voulais plus pleurer. J'en ai marre, là... Et puis ce n'est pas comme ça qu'elle voudrait nous voir, c'est...

Sopalin.

-     Elle avait une photo de toi dans son portefeuille, elle parlait tout le temps de toi, elle n'a jamais eu de mots durs à ton égard. Elle disait que tu avais été le seul homme au monde, et là, le pauvre Nounou est hors concours évidemment, à s'être comporté en gentleman avec elle...

Elle disait heureusement que je l'ai rencontré celui-là, il a sauvé tous les autres... Elle disait aussi que si Alexis s'en était sorti, c'était grâce à toi parce que lorsque vous étiez petits, tu t'étais occupé de lui mieux qu'elle... Que tu l'avais toujours aidé pour ses devoirs et ses auditions et que sans toi, il aurait plus mal tourné encore... Que tu avais été la colonne vertébrale d'une maison de dingues et...

-    La seule chose qui... ajouta-t-elle.

-    Qui quoi ?

-Qui la désespérait, je crois, c'était de vous savoir brouillés...

Silence.

- Allez, Sylvie, réussit-il à articuler, finissons-en maintenant...

-Tu as raison. Ça va aller vite... Donc elle a quitté l'hôpital discrètement. S'était mise d'accord avec la direction pour faire croire aux autres qu'elle partait en vacances et n'est jamais revenue. Tous ont été terriblement déçus de ne pas avoir l'occasion de lui témoigner leur admiration et leur affection, mais puisque c'était son choix alors... Elle a reçu des lettres à la place. Les premières elle les a lues et puis après elle m'a avoué que non, elle ne pouvait plus. Mais tu aurais vu ça... C'était impressionnant... Ensuite nos coups de fil se sont espacés et duraient de moins en moins longtemps. D'abord parce qu'elle n'avait plus grand-chose à raconter et puis ma fille a eu des jumeaux et je suis devenue très occupée ! Enfin parce qu'elle m'avait annoncé qu'Alexis et elle s'étaient retrouvés et là, assez inconsciemment j'imagine, j'ai dû me dire qu'il prenait le relais. Que c'était son tour à présent... Tu sais comment ça se passe avec les gens pour lesquels tu t'es fait beaucoup de souci... Quand la situation semble s'améliorer un peu, tu es trop content de pouvoir souffler... Alors j'ai fait comme toi... Une espèce de minimum des usages... Son anniversaire, les bons vœux, les faire-part de naissance et les cartes postales... Le temps a passé et peu à peu, elle est devenue un souvenir de ma vie d'avant. Un merveilleux souvenir...

Et puis un jour, l'une de mes lettres est revenue. J'ai voulu l'appeler mais sa ligne avait été coupée. Bon. Elle avait dû rejoindre son fils quelque part en province et elle avait sûrement un tas de gamins sur les genoux... Elle appellerait un jour ou l'autre et nous nous raconterions plein des nian-nianteries de mamies gâteuses...

Elle n'a jamais rappelé. Bah... C'était la vie... Et puis il y a... trois ans, je crois, j'étais dans le RER et il y avait cette vieille dame très droite dans le fond du wagon. Je me souviens, mon premier réflexe ça avait été de me dire : J'aimerais bien être comme elle à son âge... Tu sais, comme quand on dit «C'est un beau vieillard». Belle masse de cheveux blancs, aucun maquillage, une peau comme celle des bonnes sœurs, très ridée, mais fraîche encore, la taille mince et... elle s'est un peu déportée de mon côté pour laisser descendre quelqu'un et là, le choc.

Elle m'a reconnue aussi et m'a souri, gentiment, comme si nous nous étions quittées la veille. Je lui ai proposé de descendre à la station suivante pour boire un café. Je sentais qu'elle n'était pas très chaude mais bon... si cela me faisait plaisir...

Et elle qui était si bavarde, si... volubile autrefois, il a fallu que je lui tire les vers du nez pour qu'elle me parle un peu d'elle. Oui, son loyer était devenu trop cher et elle avait déménagé. Oui, c'était une cité un peu dure, mais il y avait là-bas une solidarité qu'elle n'avait jamais rencontrée ailleurs... Elle travaillait dans un dispensaire le matin et faisait du bénévolat le reste du temps. Les gens venaient chez elle ou elle se rendait à domicile... Elle n'avait pas tellement besoin d'argent de toute façon... C'était un monde de troc : un pansement contre un plat de couscous ou une piqûre contre un peu de plomberie... Elle avait l'air étrangement calme mais pas malheureuse non plus. Elle disait qu'elle n'avait jamais exercé son métier aussi bien. Elle avait l'impression d'être encore utile, se fâchait quand on l'appelait «docteur» et chouravait de la came en douce au dispensaire. Tous les médicaments qui arrivaient en fin de péremption... Oui, elle vivait seule et... Et toi? demanda-t-elle. Et toi?

Alors je lui ai raconté mon petit train-train, mais à un moment, j'ai vu qu'elle ne m'écoutait plus. Il fallait qu'elle y aille. On l'attendait.

Et Alexis? Oh... Là, elle s'était un peu rembrunie... Il vivait loin et puis elle sentait bien que sa belle-fille ne l'aimait pas beaucoup... Elle avait toujours l'impression de déranger... Mais bon, il avait deux beaux enfants, une grande fille et un petit garçon de trois ans et c'était ça le plus important... Ils allaient tous bien...

Nous étions de nouveau sur le quai quand je lui ai demandé si elle avait de tes nouvelles. Et ton Charles, au fait? Alors elle a souri. Mais oui. Bien sûr... Tu travaillais beaucoup, tu voyageais partout dans le monde, tu avais une grande agence près de la gare du Nord, tu vivais avec une femme superbe. Une vraie Parisienne... La plus élégante de toutes... Et puis vous aviez une grande fille, vous aussi... Qui était ton portrait tout craché d'ailleurs...

Charles chancela.

-    Que... Mais comment elle sav...

-    Je ne sais pas. J'imagine qu'elle ne t'a jamais perdu de vue, elle.

Son visage n'était qu'une crampe.

-    Je suis descendue à l'arrêt suivant complètement tour- neboulée et... la dernière fois que j'ai eu de ses nouvelles, c'était pour m'annoncer son inhumation le surlendemain.

Et ce n'est pas Alexis qui m'a prévenue, c'est une de ses voisines avec laquelle elle avait sympathisé et qui avait cherché mon numéro dans ses affaires...

Resserra les pans de son chandail.

-    Nous voilà rendus au dernier acte... Il fait un froid de canard, la scène se passe quelques jours avant Noël dans un cimetière de misère. Pas de cérémonie, pas de discours, rien. Même les types des pompes funèbres étaient un peu gênés. Ils lançaient des petits coups de tête inquiets au hasard pour voir si quelqu'un allait prendre la parole, mais non. Alors au bout d'un moment quand même, ils se sont avancés près d'elle et ont fait semblant de se recueillir cinq minutes, les mains croisées devant leurs braguettes, et puis quoi, ils les ont détendues, leurs cordes, puisqu'ils étaient payés pour ça après tout...

Je m'étonnais de ne pas te voir, mais comme elle m'avait dit que tu voyageais beaucoup...

Devant moi il n'y avait presque personne. Une de ses sœurs, je crois, qui avait l'air de s'ennuyer mortellement et ne cessait de tripoter son portable, Alexis, son épouse, un autre couple et un homme assez âgé qui portait une espèce d'uniforme de la Croix-Rouge et qui pleurait comme une grosse bête, et... c'est tout.

Mais derrière, Charles, derrière... Cinquante, soixante personnes... Peut-être plus encore... Beaucoup de femmes, plein de gamins, des tout-petits, des ados, de grands dadais qui ne savaient pas quoi faire de leurs grands bras, des vieilles, des vieux, des costumes du dimanche, des bouquets de fleurs, des bijoux superbes et de la pacotille sur des blousons siglés, des clopins-clopants, des tout couturés, des... Tous les genres, tous les âges, et tous les étages... Tous ceux qu'elle avait dû soulager un jour, j'imagine...

Quelle clique... Et pourtant pas un bruit, pas un braillement, un silence incroyable, mais quand les fossoyeurs ont reculé, ils se sont tous mis à applaudir. Longtemps, longtemps...

C'était la première fois que j'entendais des applaudissements dans un cimetière et là, je me suis enfin autorisée à pleurer : elle l'avait eu son hommage... et je ne vois pas ce qu'un prêtre ou n'importe quel autre blabla de circonstance aurait pu dire de plus juste à son sujet...

Alexis m'a reconnue et il s'est effondré dans mes bras. Il hoquetait tellement que je n'ai pas bien compris ce qu'il me bavait. En gros qu'il était un mauvais fils et que, jusqu'au bout, il n'avait pas assuré. J'ai remis mes mains dans mes poches, il faisait froid et c'était un peu facile. Sa femme m'a lancé un petit sourire pincé et elle est venue le décoller de mon manteau. Ensuite je suis repartie parce que... je n'avais plus rien à faire là... Mais sur le parking, une dame m'a abordée par mon prénom. C'était elle, le coup de téléphone. .. Elle m'a dit : venez on va boire une boisson chaude. Bon, en la regardant de plus près, tu comprenais vite que les boissons chaudes, ça n'avait pas dû être trop son truc dans la vie... D'ailleurs elle a commandé un pastis...

Et c'est elle qui m'a raconté les dernières années de la vie d'Anouk. Tout ce qu'elle avait fait pour ces gens, et encore ! ils n'avaient pas pu tous venir! Y avait plus de place dans le car du fils à Sandy! Et qu'était même pas son car en plus...

Je ne vais pas t'en faire des tartines, tu la connaissais comme moi... Tu imagines bien... Cette dame avait quelques problèmes de... euh... d'élocution, mais à un moment, elle a dit une chose très jolie : «C'te femme, de c'que j'en dis moi, eh ben c'est qu'elle avait un cœur gros comme un sac à l'élastique, voilà de ce que j'en dis... »

Sourires.

- De quoi elle est morte? lui ai-je demandé. Mais elle ne pouvait plus parler.Tout ça, ça lui fichait trop le bourdon... Et puis soudain, un courant d'air dans mon dos et elle a gueulé : Jeannot ! Viens donc dire bonjour à la dame ! C'est une amie à Anouk !

C'était ma madeleine de tout à l'heure avec son mouchoir grand comme un torchon de cuisine et sa cape de la Croix- Rouge modèle 14-18. Il m'a souri tout de guingois et là j'ai tout de suite compris qu'il avait dû être son dernier chouchou... Un type qui avait l'air aussi imprévisible que Nounou. Aussi bien déguisé en tout cas... Enchantée... Il s'est assis en face de moi et l'autre est allée noyer son chagrin plus près du bar. Je sentais qu'il avait très envie de s'épancher lui aussi, mais j'étais fatiguée. J'avais envie de partir, d'être enfin seule... Alors je suis allée aux faits : que s'était-il passé à la fin} Et c'est là que j'ai appris, pendant que les flippers et la télé braillaient, que notre belle Anouk, celle qui avait passé sa vie entière à emmerder la mort, se l'était finalement donnée.

Pourquoi? Il ne savait pas. Mais plusieurs choses peut- être...

Deux fois par semaine, elle travaillait au Pain de l'amitié, une épicerie sociale réservée aux gens dans la panade et qui vendait de la nourriture pour presque rien. Une «cliente» était venue avec ses tas de mioches et elle ne voulait pas prendre de viande parce que c'était pas halal, et pas de bananes parce qu'il y avait des taches noires, et pas de yaourts parce qu'ils allaient être périmés le lendemain, et vas-y que je t'en taloche un au passage et là, Anouk, si gentille d'habitude, s'est mise à hurler.

Que c'était normal que les pauvres soient pauvres parce qu'ils étaient vraiment trop cons. Que ça rimait à quoi ces conneries d'abattoir quand on avait des gamins si pâles et déjà carencés?! Que si vous le tapez encore une fois, espèce de traînée, une seule fois vous m'entendez?^ vous tue. Et qu'est-ce que ça voulait dire d'avoir un putain de téléphone portable tout neuf et de fumer dix euros de clopes par jour quand ses petits n'avaient même pas de chaussettes en plein hiver! Et c'était quoi ce bleu, là?! Il avait quel âge celui-ci? Trois ans? Avec quoi tu l'as tapé, ordure, pour qu'il ait une marque pareille ? Hein ?

L'autre est partie en l'insultant et Anouk a défait son tablier. Elle a dit que c'était fini. Qu'elle ne reviendrait plus. Qu'elle n'y arrivait plus.

L'autre chose, murmura le gros... Jeannot, c'était qu'on était le 15 et que son fils l'avait pas encore invitée pour Noël, alors elle savait pas si elle devait garder les cadeaux pour ses petits-enfants ou si elle devait les envoyer par la poste. C'est idiot, mais ça la tracassait beaucoup cette histoire... Et puis, il y avait cette gamine aussi... j'me souviens pus d'son nom... qu'elle avait beaucoup aidée rapport à l'école et tout ça, et elle lui avait même trouvé un stage à la mairie, et la petite lui a annoncé qu'elle était tombée enceinte... Dix-sept ans... Alors Anouk lui a dit que c'était plus la peine qu'elle revienne la voir si elle se faisait pas avorter et...

Vous voulez que je vous dise de quoi elle est morte ? Elle est morte de découragement. Voilà de quoi elle est morte. C'est Joëlle, du menton il me désignait madame «boissons chaudes», qui l'a trouvée.Y avait pus rien chez elle. Pus un meuble. Pus rien du tout. Y m'ont dit après qu'elle avait tout donné à les Maiis. Y avait juste un fauteuil et puis vous savez ce truc avec l'eau qui coule... Une fontaine? Non, non, un truc d'hôpital, mais si, vous savez, avec un fil... Une perfusion? C'est ça! La police elle a dit qu'elle s'était suicidée et le médecin il a répondu que non, que plus précisément elle s'était thanasiée... Et comme Joëlle pleurait, il lui a dit qu'elle n'avait pas souffert, qu'elle s'était juste endormie. Alors quand même... Ça va...

-    Mais vous, vous... Vous étiez un ami?

-    Oh, on peut dire ça comme ça, mais j'étais surtout son assistant, vous voyez... J'allais chez les gens avec elle, j'iui portais son sac, quoi...

Silence.

-    Maintenant ça va être plus cher...

-    De quoi ?

-    Ben l'docteur...

Sylvie s'était levée. Elle jeta un coup d'oeil à la pendule, mit une casserole d'eau à chauffer puis, les yeux dans le vague, reprit tout bas :

-           Sur le chemin du retour, dans les embouteillages, je me suis souvenue d'une phrase qu'elle avait prononcée des millions d'années plus tôt alors que nous étions en train de gémir dans les vestiaires après une journée particulièrement difficile : «Tu veux que je te dise, ma cocotte... ce métier n'a qu'un seul avantage : il nous permettra de partir sans emmerder le monde... »

Releva la tête :

-Voilà mon cher Charles, tu en sais autant que moi...

Elle commença à s'agiter et il sentit qu'il était temps de la laisser tranquille. N'osa pas l'embrasser.

Elle le rattrapa sur le palier.

-Attends! j'ai quelque chose pour toi...

Et elle lui tendit une boîte entourée de gros scotch sur laquelle son prénom était écrit en lettres majuscules.

-           C'est ce vieux bonhomme toujours... Il m'a demandé si je connaissais un certain Charles et il a sorti ce truc de sous son manteau. Chez elle, a-t-il continué, y avait juste un gros sac pour son fils avec les cadeaux des gamins, et pis ça...

Charles se la cala sous le bras et marcha comme un zombi. Droit devant. Rue de Belleville, faubourg du Temple, place de la République, Turbigo, Sébasto, les Halles, le Châtelet, la Seine, Saint-Jacques au radar et Port-Royal au hasard, et quand il sentit que c'était bon, que la fatigue physique commençait à l'emporter sur les soubresauts de l'affect, sans ralentir le pas, sortit son trousseau de clefs et se servit de la plus fine pour déchirer le scotch.

C'était une boîte à chaussures pour enfant. Il remit son trousseau dans sa poche, se cogna contre un pilier, s'excusa et souleva le couvercle.

La poussière, les mites, ou le temps tout simplement, avaient bien fait leur sale boulot mais il la reconnut quand même. C'était Mistinguett, la colombe empaillée de Nou...

Mais? Que...

Il ne pensa qu'à une chose : ramener la boîte contre lui et la serrer le plus fort possible. Ensuite, rien.

Rien ne pouvait plus lui arriver.

Tant mieux. Il était trop fatigué pour continuer de toute façon.